one day ∙ (poppy)

Elle est en avance. Une poignée de minutes à peine avant l'heure convenues, les mains lissant les plis de son pantalon. Si sa mère l'avait vue, filer dans des vêtements trop amples, trop masculin, sans doute aurait-elle protesté. Tu vas rencontrer ta fiancée.
Fais au moins l'effort de t'habiller.
Une robe, des cheveux arrangés.

Montre-lui un minimum d'intérêt.

De l'intérêt, Idelle en avait. Avant que le mariage arrangé ne soit décidé. Avant que Poppy ne devienne l'ennemi, les bras dans lesquels elle se retrouverait enfermée contre son gré. Décision dont on les avait informées sans se soucier de leur consentement. Pensant que leur amitié offrirait une base solide à cette union. Au lieu de ça, tout était gâché.
Amitié jetée, gaspillée. Plus qu'une rage de se séparer. De rompre les obligations. Et pour cette raison, Idelle avait jeté son dévolu sur une paire de pantalons. Un peu trop grands, retenus à sa taille par une ceinture. Une chemise, trop ample aussi. Des cheveux laissés au vent, et aux traits une moue qui trahissait son envie de prendre ses jambes à son cou sans jamais se retourner. Ce n'est que Poppy, mais l'envie de la séduire n'y était pas. N'y serait jamais.
Tu ne l'aimes pas comme ça.
Pourquoi ne veulent-ils pas le comprendre, et l'accepter ?

La musique couvre le plus noir de ses pensées. À mesure que s'écoulent les minutes, l'heure fatidique se rapproche — mais les épaules d'Idelle se détendent. Quelqu'un a décidé d'organiser une fête, un peu plus haut dans la rue. Toutes portes et fenêtres ouvertes, pour laisser entrer le soleil, l'alcool, l'allégresse. Ses jambes fourmillent sous l'envie d'aller y faire un tour, mais Poppy n'est pas encore là.
L'idée traverse ses pensées : fuir. Se noyer dans les festivités, pour le temps qu'elles dureraient. Trouver quelque chose à manger, pour satisfaire son estomac grondant. Fuir. Un lapin de posé ne ferait pas de mal.
Poppy s'en remettrait.
Leurs parents, peut-être pas — mais il le faudrait.

Alors qu'elle s'apprête à se lever, ses yeux tombent sur une silhouette familière. Ses grands yeux, les mouvements dans ses cheveux. La beauté de son visage, la fluidité de son pas. Poppy est là. Plus moyen de rebrousser chemin.
Les mains agrippant le banc où elle s'est assise, Idelle l'observe approcher. Le regard sans cesse fuyant, malgré la violence qu'elle se fait pour maintenir le contact visuel. « ... Hi. » lâche-t-elle lorsque Poppy est assez près. Sans efforts particuliers. Ça promet d'être une longue journée.

Si seulement les choses étaient différentes. Si seulement sa vie était vraiment la sienne, son propre coeur entre ses mains, et que ça revenait à elle, et personne d'autre, de choisir à qui elle allait l'offrir. Peut-être alors que le nom d'Idelle invoquerait tout autre chose, et non pas cette amertume brûlante, cette appréhension écrasante, et cette peur viscérale dans le creux de son estomac. Il semblait à Poppy qu'elle avançait dans une épaisse brume, depuis que ses fiançailles avaient été annoncées. Son corps n'était plus le sien, ses pensées non plus. Elle se surprenait, alors qu'elle dessinait, à regarder ses propres doigts, comme s'il s'agissait de ceux d'une étrangère. Qu'allait-être sa vie, à présent ? Elle serait liée à Idelle pour toujours, partageant sa vie, à son bras. Ce n'est pas comme si Poppy avait vraiment cru pouvoir être libre un jour ; mais elle ne s'était pas attendue à ça.

Elle termine de lacer sa robe de mains légèrement tremblantes, n'écoutant que d'une oreille les conseils de sa mère, ses cheveux sagement bouclés sur ses épaules, ses grands yeux lui reflétant sa propre peur dans le miroir. Ce n'était pas Idelle qui l'effrayait, mais plutôt ce qu'elle était devenue, ce qu'elle symbolisait, à présent. Leur amitié, éradiquée de quelques mots et de deux bagues à leurs doigts.

Lorsqu'elle quitte la demeure de ses parents, en route vers le lieu de rendez-vous, Poppy essaie d'ignorer sa gorge sèche, sa nervosité. Idelle était son amie, elle ne devrait pas avoir de mal à lui parler, à être en sa compagnie pour une soirée entière ; et pourtant, tout lui semblait faux, et elle redoutait d'être seule avec elle. Qu'est-ce qu'il y avait à dire, après tout ? Elle tente de ranger ses pensées alors qu'elle aperçoit la silhouette d'Idelle, pas bien loin, vêtue d'un pantalon et d'une chemise. Était-elle trop arrangée, trop soignée, dans sa robe couleur vin, avec ce ruban dans ses cheveux ? L'envie de tourner sur ses talons et fuir lui traverse l'esprit, mais leurs yeux se croisent, et il n'y a nulle part où aller. No way but forward.

« ... Hi. » Au moins, Idelle a l'air aussi enchantée et inconfortable qu'elle. Poppy essaie de rassembler ses traits dans un sourire, mais elle a peur que ça ressemble davantage à une grimace. « Hi. » Frottant ses mains moites contre le tissu de sa robe, Poppy l'observe brièvement. « You look nice. » Elle aimait sa tenue, c'était vrai. « How are you ? » Question stupide, elle le sait. Feeling miserable, like your life is over, thrown away at the side like you mean nothing ? Mais elle ravale sa bile, Poppy, et sourit poliment à celle qui avait été son amie.

Oui, si seulement les choses étaient différentes.